La diaspora kurde en Suède, conservatoire de la langue

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Clémence Scalbert – Paris IV.

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Communication pour le XXV° Congrès International de la Population, Séance 808,

Minorités et langues, organisée par Siew-Ean Khoo.

La République de Turquie, dès sa fondation en 1923, nie l'existence des Kurdes et de leur langue.

Selon le discours officiel, la langue kurde est une dégénérescence de l'ancien turc ; elle est faite non-langue, simple et grossier amas de mots. De plus, cette langue kurde est interdite, dans la sphère privée comme publique, alors que la langue officielle de la République, le turc, est diffusée à grande échelle. Mais, l'existence d'un mouvement national kurde, visant, au moins, à faire reconnaître l'existence des Kurdes, au plus, à la création d'un Etat indépendant, place ces langues en situation de conflit1 : de nombreux intellectuels kurdes, dès les années 1960, tentent de revaloriser cette langue et d'enrayer le processus de disparition. Mais, le coup d'Etat qui survient en Turquie, le 12 septembre 1980, met un terme à l'activisme kurde, ceci également dans les domaines linguistique et littéraire. Le coup d'Etat marque, pour les opposants au régime, et ainsi pour de nombreux Kurdes, le début d'un long emprisonnement ou de l'exil. Le travail de production et revalorisation linguistique se poursuit alors à l'extérieur de la Turquie et plus particulièrement en Suède.

C'est sur le segment de la diaspora kurde issue de Turquie et installée en Suède depuis 1980 que nous travaillons ici. Si certains chercheurs en sciences sociales rechignent parfois à user du term de diaspora, le terme ayant trop souvent été employé pour qualifier des situations et des populations très diverses, l'usage de cette notion est, ici, heuristiquement utile. Tout en reprenant des éléments apportés par différents auteurs2, nous élaborons, en retenant quelques traits simples, mais essentiels, notre propre définition du terme. Le terme de diaspora se rapporte à une communauté dispersée dans différentes sociétés d'accueil. Nous retenons ceci, avancé par

1 Voir : ARACIL, L. V. Conflit linguistique et normalisation linguistique dans l'Europe nouvelle, Centre universitaire, Nancy, 1965. Voir également : BOYER H. (éd.) Plurilinguisme : contact ou conflit de langues,

L'Harmattan, Paris, 1997.

2 Nous nous référons en particulier, au cours de notre recherche, aux travaux de R. Cohen, de la revue Hérodote ainsi qu'à ceux de G. Sheffer, de M. Bruneau et E. Ma-Mung.

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différents auteurs, que la dispersion est souvent conséquente à une catastrophe : le départ est alors contraint3. Du fait de la dispersion, la communauté comme le territoire diasporique sont généralement définis comme a-centriques, sans pôle véritable. Le territoire diasporique serait un territoire réticulé dans lequel toute centralité physique serait absente4. Toutefois, nous avançons le fait que certains territoires de la communauté diasporique peuvent constituer des pôles dans des domaines spécifiques – le cas de la Suède pour la diaspora kurde est exemplaire. En outre, il est un autre espace qui constitue une centralité forte, malgré et, peut-être, à cause de la dispersion. En effet, si l'espace de la diaspora connaît une certaine centralité organisée autour du territoire d'origine, seul lieu que la diaspora ne peut (surtout dans la perspective d'un départ contraint) physiquement investir. Ce lieu est présent, si ce n'est matériellement, par le biais de la mémoire et du rêve, dans toutes les places physiques de la diaspora. Ce lieu est aussi présent dans toutes les marques d'appartenance communautaire, dont participe la langue : ces marques d'appartenance permettent en effet de se rappeler la vie d'avant le départ, autour de laquelle se construit, en exil, pour le présent la communauté. C'est donc, plus ou moins directement, autour de ce lieu-origine que les actes de mémoire se jouent et que se rassemble la communauté dispersée. Halbwachs écrivait : "Alors même qu'on pourrait croire qu'il en est autrement, quand les membres d'un groupe sont dispersés à travers l'espace et ne retrouvent rien dans leur entourage matériel qui leur rappelle la maison et les chambres qu'ils ont quitté, s'ils restent unis à travers l'espace, c'est qu'ils pensent à cette maison et à ces chambres"5. C'est donc la mémoire de cette origine perdue, mémoire grandement mobilisatrice et mobilisée que nous plaçons au coeur de la notion de diaspora. Enfin, si la communauté diasporique est mobilisée et mobilisable, c'est qu'il s'agit d'une communauté qui, bien organisée, ayant pu développer sa bourgeoisie, est relativement bien intégrée aux sociétés d'accueil6. Cette intégration permet de mettre à profit les offres de la société d'accueil dans laquelle on agit aussi bien en direction de l'intérieur que de l'extérieur, l'origine. Ceci annonce également une autre dimension importante de la diaspora : le facteur temporel qui permettra de constater si oui ou non la communauté se préserve. La transmission intergénérationnelle de la mémoire dont parle Hovanessian est centrale. La Suède

3 Cette caractéristique ne se retrouve pas partout. Cependant, elle joue parfois un rôle important pour ce qui est de la production – transmission de la mémoire de l'origine.

4 C'est ce qu'avance, entre autres, M. Bruneau

5 La mémoire collective, 1968 : 195.

6 Le cas de la Suède est également exemplaire : présence de classes aisées, participant économiquement, culturellement et politiquement à la vie du pays d'accueil.

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est un des pôles de la diaspora kurde. Elle est caractérisable par son importante activité dans le domaine linguistique et littéraire. Aucune activité linguistico-littéraire d'une telle ampleur ne se retrouve dans les autres lieux de la diaspora. Cette activité, mobilisant une langue construite comme marqueur d'appartenance, met en scène l'origine et y est destinée. Nous analysons ici tout particulièrement cette activité linguistique. Elle découle de la nature de l'immigration kurde en Suède, et est encouragée par les politiques suédoises, faits que nous présenterons dans les première et seconde parties. Nous analyserons dans les parties suivantes la façon dont s'organisent les activités liées à la langue, que ce soit dans le domaine de l'enseignement, de l'édition, de l'écriture ou de l'archivage. Toutes ces activités permettent de faire de la Suède, au moins pour un temps, un conservatoire de cette langue-origine et un lieu d'action vers l'origine.

A. Migration kurde en Suède

Avant 1980, les Kurdes sont peu nombreux en Suède. L'immigration s'intensifie après le coup d'Etat de 1971, plus encore avec celui de 1980. Certains Kurdes, se sentant menacés en Turquie ont quitté la Suède avant même les coups d'Etat, les pressentant. La route de la Suède passait souvent par la Syrie, mais aussi par les "montagnes" (d'Iran ou d'Irak) où se trouvaient les différents mouvements de résistance. Beaucoup toutefois pensaient plutôt à l'Allemagne comme destination privilégiée, mais, celle-ci extradant vers la Turquie (en tout cas dans les années 1970), la Suède devint un plus sûr refuge pour ces personnes souvent issus de l'élite politique et/ou intellectuelle. L'immigration kurde en Suède est de deux types, politique et économique. La migration économique est d'abord le fait des Kurdes d'Anatolie centrale, de la région d'Aksaray et de Konya7, arrivés comme travailleurs dès les années 196088. Toutefois, ces Kurdes sont aussi partis du fait d'activités politiques dans leur pays et, en exil, beaucoup redécouvrent leur kurdicité. Ceci se sent d'ailleurs dans les pages de la revue Birnebûn, revue propre aux Kurdes d'Anatolie et éditée par eux (éditions Apec) depuis 1997, dont le titre, "qui n'ont pas oublié", est très significatif. Les limites entre les deux types de migration sont donc souvent contestables.

L'immigration en Suède est aussi le fait d'individus très politisés : ils appartenaient aux différents et nombreux partis politiques que le coup d'Etat a, pour un bon moment, brisés en Turquie. Ces

7 Rohat Alakom "Kurdên Anatoliya Navîn li Swêdê" in Bîrnebûn, n° 16, printemps 2002: 12.

8 Alakom, op. cit : 39.

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partis connaissent un nouvel essor, bien que relatif, en Suède9. Elle est aussi celle d'hommes de lettres, qui étaient déjà écrivains de langue kurde au pays. Très vite, les militants politiques qui se trouvent exilés en Suède se tournent vers une nouvelle forme de militantisme, le militantisme culturel. Pour beaucoup, l'activité politique semble vaine à l'extérieur du pays. C'est pour cela que l'on se tourne vers la culture, elle aussi conçu comme un engagement10. Cette nouvelle forme de militantisme va bien sûr être encouragée par les politiques suédoises en matière d'immigration et de culture. Les Kurdes s'organisent très rapidement en associations culturelles, politiques ou régionales. La première organisation est une organisation de travailleurs dont la plupart des fondateurs sont des Kurdes d'Anatolie centrale, l'Association des travailleurs kurdes en Suède, fondée en 197611. Un réseau très dense se tisse dans tout le territoire de la Suède, qui est chapeauté, dès 1980, par une "Fédération des associations du Kurdistan"12. Cette fédération regroupe toutes les associations qui veulent bien s'y joindre, sans distinction politiques, linguistiques ou régionales. Elle publie depuis 1981 une revue, Berbang, qui comporte une partie en kurmandji (alphabet latin), une autre en zazaki (alphabet latin) et une dernière en sorani (alphabet arabe). Un des objectifs incontestable est de rassembler, dans la diversité, les Kurdes de toute origine et de toute langue. Cette capacité d'organisation permettra d'agir de manière coordonnée et efficace.

B. Les politiques migratoires de la Suède

1. La devise suédoise : "Egalité, liberté de choix et coopération"

Dans les années 1970, on constate, en Suède, que l'immigration ne cesserait pas et que beaucoup d'immigrés ne rentreraient pas chez eux. Le Parlement suédois adopte alors, en 1975, trois principes sur lesquels devait désormais s'appuyer la politique d'immigration : égalité, liberté de

9 Les partis et leurs publications vont s'y réorganiser. En revanche, c'est en Allemagne que ces partis seront les plus vigoureux car on y trouve une population kurde mobilisable bien plus importante qu'en Suède.

10 L'écrivain kurde le plus connu, Mehmet Uzun, utilise le terme d'engagement : si la langue n'avait pas été en "danger de disparition", en Suède, il aurait certainement écrit en suédois. En écrivant en kurde, il s'engageait. Il s'exprime ainsi dans son ouvrage, Ziman û Roman, Nûjen, Stockholm, 1996.

11 Alakom, 2002 : 40.

12 Plus tard renommée "Fédération des associations kurdes en Suède".

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choix et coopération. Par "égalité", il est entendu que les droits, les opportunités doivent être les mêmes pour les minorités que pour le reste de la population. Tous les membres de la société doivent bénéficier des mêmes possibilités de conserver et de développer leur langue maternelle ainsi que d'exercer des activités ayant trait à leur culture d'origine. La "liberté de choix" signifie que la population immigrée doit décider de son degré d'identification à la culture suédoise, du degré de conservation de sa culture d'origine ; quant aux Suédois, ils se doivent de respecter ce choix et le possible refus de l'assimilation. Les immigrés doivent pouvoir participer pleinement à la vie sociale et politique suédoise, c'est ce que l'on entend par "coopération"13. On constate également la croissance du nombre d'enfants d'immigrés dans les écoles suédoises. Certains chercheurs en sociolinguistique mettent en évidence les problèmes de langage qui touchent les communautés immigrées et d'abord la communauté finlandaise. On parle de "semi-linguisme" (Halvspråkighet) pour caractériser la situation dans laquelle se trouvent les enfants finnois ne parlant et n'écrivant correctement ni leur langue d'origine ni le suédois. Cette situation aurait des conséquences néfastes pour le développement psychologique et émotionnel de l'enfant. Par la suite, le terme de "semi-linguisme" est repris pour caractériser la situation des immigrés14. C'est pour remédier au "semi-linguisme" que l''idée de "bilinguisme actif" est avancée et prônée dans la proposition gouvernementale de 1975 sur la politique envers les immigrés et les minorités. Le "bilinguisme actif" correspond à la situation dans laquelle se trouve un individu qui parle et écrit couramment deux langues, fortement inscrites dans leurs cultures et qui sont elles-mêmes les "véhicules" de "leurs" cultures. Un "bilingue actif" peut évoluer en étant à l'aise dans les deux environnements culturels via les langues. Afin de réaliser le bilinguisme actif, l'idée est avancée de promouvoir les langues maternelles (modersmål), plus volontiers appelées par les Suédois "langues domestiques" ou "langues-cultures d'origine" (hemspråk)15. Ces termes renvoient à cette langue qui est parlée dans l'environnement familier de l'enfant, et qui "constitue un phénomène réel dans le foyer de l'enfant"16. Les cours de langues-cultures qui vont être mis en place doivent permettre l'acquisition de connaissances linguistiques approfondies : grammaire, structure de la langue, etc. Cet enseignement vise d'autre part à développer des connaissances sur le pays et la

13 D'après Caban, qui se réfère à la Proposition Gouvernementale de 1975 sur les principes de la politique envers les immigrés et les minorités (op. cit : 63).

14 Terme repris par le chercheur Toukomaa, cité par Caban 1996 : 332.

15 C'est toujours aujourd'hui autour de cette idée et de cet objectif de bilinguisme actif que sont organisés les cours de langue-culture en Suède.

16 Cité par Caban (1996 : 345).

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culture d'origine, toujours liées à la langue, support de la culture. Il propose un véritable travail de construction et de transmission de la mémoire et peut ainsi devenir un lieu tout à fait propice au développement des diasporas ; celles-ci d'ailleurs l'investissent rapidement.

2. L'enseignement des langues-cultures

Suite à cette proposition de loi s'appuyant sur l'idée de "bilinguisme actif", la loi suédoise, depuis 1976, garantit aux enfants d'immigrés le droit de bénéficier d'un enseignement dans leur langueculture d'origine. Ces cours sont facultatifs. Les élèves peuvent suivre ces cours du début de leur scolarité primaire jusqu'à la fin de leur scolarité secondaire. Ils peuvent assister à quelques heures de cours de langue-culture d'origine par semaine, dans leurs établissements. Dans certaines villes et quartiers, ils peuvent se rendre à l'école du samedi, elle aussi financée par la commune17. Ceci vaut pour les "petites langues", au nombre de locuteurs réduits, parmi lesquelles se compte le kurde. Pour les langues au nombre de locuteurs plus important, l'enseignement peut être, dans les premières classes (de la 1° à la 6°) entièrement dispensé dans leur langue maternelle (on apprend également le suédois). Dans les classes suivantes, l'élève devra se rendre dans une classe en suédois. Il bénéficiera toutefois, s'il le désire, de quelques heures de classe en sa langue d'origine jusqu'à la fin du lycée. Selon les classes, les écoles et surtout le nombre d'élèves, les modalités d'enseignement sont relativement différentes : la langue maternelle peut-être étudiée à la place d'une langue étrangère ; pendant les heures de cours normales ou à l'extérieur de ces horaires; en tant qu'option au lycée, etc.18. L'année 1985 annonce certaines restrictions du droit à l'enseignement des Langues-cultures d'origine. Seuls des élèves qui pratiquent déjà leur "langueculture d'origine" dans leur foyer peuvent prétendre à un enseignement dans cette langue. Mais les langues enseignées sont encore très nombreuses : sur 125 langues-cultures d'origine recensées en Suède, 93 sont enseignées dans les écoles dans les années 199019. C'est dans ce contexte que s'ouvrent, dans les établissements scolaires suédois, des classes en langue kurde, alors reconnue comme telle.

17 Rexnegir Z. "Li Swêdê Perwerde û hindekariya Kurdî", Berbang, 4/1985, pp. 4-6.

 

18 www.skolverket.se.

 

19 Caban, 1996.

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C. L'enseignement du kurde en Suède

1. Une formation universitaire pour les enseignants L'enseignement en langue kurde s'organise dès 1977. Selon Alakom, les débuts de cet enseignement sont peu effectifs du fait du petit nombre d'enfants présents dans le pays, de l'absence de matériel éducatif et de professeurs20. Reso Zilan, personne fortement engagée dans la mise en place de cet enseignement, note que les professeurs étaient très rarement formés. En provenance de Turquie, leur connaissance du kurde était limitée : s'ils possédaient les bases orales, ils ignoraient souvent la grammaire. Par ailleurs, aucune association fédératrice ne pouvait alors exprimer leur volonté à l'Etat suédois. La Fédération des associations kurdes en Suède a, selon lui, joué un rôle notable dans le développement de l'enseignement en kurde21. En effet, c'est elle qui, en 1983, demande au Ministère des universités et de l'enseignement supérieur l'ouverture d'une section kurde pour former les enseignants. Suite à cette requête, une branche de kurde a été ouverte à l'Ecole Normale de Stockholm. Au mois de mai 1984, un premier examen a eu lieu, auquel se sont présentées 22 personnes22. Dès 1984, les associations kurdes procèdent à un important battage médiatique afin de mobiliser des enseignants potentiels. Les étudiants de l'Ecole normale suivent des cours de pédagogie, de langue, de littérature et d'histoire. Ils y perfectionnent les deux langues kurdes (sorani et kurmandji) et apprennent les trois alphabets dans lesquels sont transcrites ces langues (latin, arabe, cyrillique). L'unité et la réunion linguistique sont ainsi toujours recherchées. Un important projet initié dans le domaine de l'enseignement est la formation, en Suède, d'enseignants kurdes vivant en Turquie. Le projet, qui ne reçoit aucune aide financière de l'Etat, est chapeauté par la Fondation kurde en Suède, fondée en 1996 à Stockholm, dans le but de promouvoir la langue et la culture kurde. Le projet est

20 Alakom, 1991 : 20.

21 "Li Stockolmê di xwendegeha Bilind a Mamostetiyê de Besa Kurdî Vebû", Armanc, n° 52, juin 1984, pp. 12-13.

Reso Zilan est un des deux premiers professeurs à enseigner le kurde à l'école normale. Un travail similaire de lobbying sera également mis en place sur plusieurs années afin d'organiser un cursus universitaire de traduction et d'interprétariat. L'ouverture de ce cursus est l'aboutissement d'un travail engagé en 1987. A cette date, la Fédération, en collaboration avec l'Institut de traduction et d'interprétariat de Stockholm et l'association des interprètes de Suède, a organisé un cours d'un mois à l'Université populaire de Västerhaninge. L'un des objectifs, à long terme, des enseignants de ce cours (Reso Zîlan et Ferhad Shakely) est d'ouvrir une section de traduction et interprétariat kurde à l'université ; ceci est fait en 1992 à l'université d'Uppsala.

 

22 C'est en 1976 que sont ouvertes des sections destinées à former les enseignants de Langue-culture d'origine à l'Ecole normale.

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financé par la Fondation, par de riches Kurdes23 ou encore par certaines associations suédoises : le Parti Social démocrate24, le Fond Olof Palme, etc. L'Université d'Uppsala, dans laquelle sont formés ces futurs enseignants, ne paye pas les professeurs et ne fait finalement que prêter son nom, fameux, pour délivrer les diplômes. La Fondation kurde d'Istanbul (Fondation Kürt-Kav) collabore au projet et s'occupe du recrutement des candidats. La préférence est donnée à des écrivains, professeurs ou journalistes qui pourront mettre à profit leur formation dès leur retour en Turquie. Trois promotions (environ trente personnes) ont été ainsi formées depuis 1996.

2. Les élèves et les langues

Dans les écoles suédoises, le nombre d'élèves kurdes étudiant leur langue-culture d'origine va croissant. C'est un accroissement proportionnel à celui des migrants kurdes en Suède. On passe de 1050 élèves en 1987 à 4746 en 2003.

Années Kurmanci Sorani

Ayant droit 3441 991997 6

Participants 1861 54 % 693 69,5 %

1998 Ayant droit 3904 1237

Participants 2159 55% 835 67,5 %

1999 Ayant droits 3864 1888

Participants 2013 52 % 1257 66,5 %

2000 Ayant droits 4422 2250

Participants 2211 50 % 1569 69,7 %

2001 Ayant droits 4507 2279

Participants 2271 50 % 1922 69 %

 

2003 Ayant droits - - -

Participants - 53 % - 68 %

Nombre d'enfants kurdes (des classes 1-9) participant effectivement aux classes de kurde selon leurs langues.

Sources : SCB (Organisme central de statistiques de l'Etat Suédois), cité dans www.dibistanakurdi.com

23 Un appel de la Fondation culturelle kurde à Stockholm est lancé dans Berbang (n°117, 2000) afin que chacun, selon ses moyens, fasse une donation qui servirait à financer les projets en cours : cours de langue à Uppsala, préparation d'un CD-Rom d'enseignement du kurde.

24 Dans lequel s'investissent, au niveau local mais aussi national, de nombreux kurdes. L'exemple de Madame Baksi est tout à fait intéressant.

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On constate, d'après le tableau, que le chiffre des ayants droits comme des participants, en valeur brute, est toujours croissant, pour les soranophones comme pour les kurmandjophones. Les chiffres les plus intéressants toutefois signalent un écart considérable entre la proportion de soranophones et de kurmandjophones se rendant effectivement en classe de langue-culture : 50 % seulement des ayants droits kurmandjophones profitent de leur droit contre près de 70 % des soranophones. Haydar Diljen, enseignant de kurde explique cette situation par deux facteurs : le premier étant l'immigration relativement tardive des Kurdes de Turquie et l'assimilation dont ils ont été victimes ; le second étant la forte et quasiment exclusive utilisation de la langue kurde dans tous les domaines de la vie politique, sociale et culturelle au Kurdistan d'Irak25. Les Kurdes irakiens, en effet, utilisent quotidiennement, de manière naturelle, la langue kurde qui n'a jamais été interdite en Irak. L'emploi de cette langue est moins généralisée chez les Kurdes de Turquie :

chez eux, en effet, elle a longtemps été interdite et dévalorisée. Chez ces derniers, exception faite des milieux ruraux, l'utilisation de cette langue relève alors de l'engagement et marque cet engagement26. Ceci se constate également dans le champ éditorial kurde en Suède : les Kurdes de Turquie sont quasiment les seuls actifs en matière de production et de développement de la langue en Suède27. Ainsi, les personnes qui ont activement contribué au développement de l'enseignement en langue kurde en Suède sont originaires de Turquie. Toutes les maisons d'éditions en langue kurde sont dirigées par des Kurdes de Turquie même si elles publient, en partie, des ouvrages en sorani28. Ces constats sont les signes d'un véritable besoin en matière linguistique ; besoin qui n'est pas exprimé chez les Kurdes d'Irak. Ceux-ci disposent d'importants moyens au pays : édition en kurde, enseignement en kurde du primaire au supérieur, et utilisation de cette langue dans la sphère publique. Jusqu'à une date très récente, la Suède était la terre des possible pour les Kurdes de Turquie ; ce qu'elle n'est pas pour les Kurdes d'Irak. Ainsi, si l'utilisation de la langue kurde chez les Kurdes de Turquie est moins spontanée que chez les Kurdes d'Irak, la valeur "politique" qu'elle peut recouvrir est aussi plus grande et la langue est ainsi plus mobilisatrice. Toutefois, la réussite de ces classes, en direction des Kurdes de Turquie est notable. Cette réussite se mesure par leur attrait, en terme quantitatif, mais également dans le 25 "Li gor îstatîstîkên sala 2001î Perwerdeya zimanê kurdî li Swêdê", mai 2004, www.dibistanakurdi.com.

26 Il faut bien sur preter également attention aux niveaux et aux variétés de langues. Il faut en outre considérer le milieu dans lequel est pratiquée cette langue : selon les milieux, les significations accordées à son emploi varient.

27 Exception faite, bien sur, du seul enseignement

28 Une exception à la règle : la maison d'édition-distributeur Kitab-î Erzan est tenue par un Kurde d'Iran et travaille plus particulièrement en persan et en sorani. Par ailleurs, certains soranophones sont en contacts avec les maisons d'éditions kurmandjophones afin de les aider à la rédaction ou à la traduction de certains ouvrages.

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domaine des représentations : ces classes permettent en effet une modification des représentations et favorisent une "éducation à l'identité". Beaucoup d'enfants kurdes, dans les années 1980, apprenaient le turc comme langues-cultures d'origine. Les enfants des travailleurs kurdes mais aussi les enfants de responsables politiques ou même de professeurs de kurde avaient tendance à apprendre le suédois et le turc et non le suédois et le kurde29. En 1985, Rexnegir met en évidence la non-utilisation par les Kurdes de leur droit à étudier leur langue maternelle, droit tellement bafoué en Turquie. L'auteur met en évidence la contradiction forte et douloureuse que l'on rencontre chez ces personnes. Ainsi, en 1985, Rexnegir met l'accent sur l'important travail qu'il reste à faire et l'action que doit jouer la Fédération comme toutes les associations et les publications kurdes en Suède : celles-ci doivent soutenir ensemble la cause de la langue maternelle et de son enseignement, informer les parents, rendre plus performant et exemplaire l'enseignement de la langue kurde en Suède.

Même si les enfants kurdes suivent des cours de kurde en Suède, c'est assez rare que ces enfants parlent le kurde avec leurs parents (dont l'un est parfois non kurde), leurs frères et soeurs et plus encore avec leurs amis30. Il est certainement normal de préférer et d'avoir plus de facilités à parler suédois en Suède, comme on parle souvent, aujourd'hui, turc en Turquie. Cet enseignement permet toutefois aux enfants de connaître leur langue (même s'il ne la pratique pas) et de conserver leur "kurdicité". Ainsi nous avons rencontré des jeunes gens kurdes, connaissant le kurde mais le parlant peu, impliqués dans des associations de jeunes dont les publications, sur Internet, sont entièrement en suédois. Cet enseignement vise à diffuser, avec la langue, l'identité.

3. Les programmes : langue et identité

Dès 1987, les programmes scolaires commencent à s'organiser : les enseignants de kurde confient à Ahmet Tîgrîs et Ahmet Cantekîn31 à Uppsala, Haydar Diljen et Bares Battê à Stockholm, la tache d'élaborer les programmes. Les enseignants ont dès lors un programme relativement précis

29 Z. Rexnegir, "Li Swêdê Perwerde û Hindekariya Kurdî", Berbang, 4-1985, pp. 4-6.

30 Ces observations sont confirmées par les interviews réalisés par Ahmet Tîgrîs auprès d'élèves de classe de kurde (Berbang, n° 68, 7-1990, pp. 18-21). Si on parle kurde à la maison, on préfère parler suédois avec ses frères et ses amis : "à la maison, on parle kurde. Mais parfois avec mes frères et soeurs, on parle en suédois. Le suédois, c'est facile …Quant il y a des mariages ou des fêtes, on se retrouve entre enfants kurdes et on parle en suédois. Parce que le suédois c'est facile", déclaration de Zinar (p. 19).

31 Des éditions Haykurd, qui publient surtout des livres éducatifs.

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à suivre. Les programmes des classes 1 à 9 sont publiés dans le numéro 75 de la revue de la Fédération, Berbang en 1991. L'apprentissage de la lecture et de l'écriture se fait à partir de la classe 2. Dès la première classe, on commence à apprendre les danses, les contes et les chants kurdes (mais aussi suédois) et en classe 2, la culture kurde est évoquée. C'est à partir du niveau 2 (classe 4-5-6) que l'on commence à travailler sur la géographie du pays d'origine (étude de certains lieux du Kurdistan, repérage des "voisins du Kurdistan", "des pays occupants", des villes, fleuves et montagnes) ; l'histoire kurde mais aussi les fêtes (nationales) et en particulier Newroz32 sont également enseignées. Dans le troisième niveau, toutes ces questions sont revues en détail et l'on découvre également la littérature. L'éducation dans cette langue-culture est donc aussi une éducation à "l'identité" comme le montre l'ouvrage destiné à ces classes, intitulé Dergusa Nasname, le berceau de l'identité33. L'apprentissage de la langue est clairement rattaché à la découverte et à la conservation de cette identité. L'école permet en outre de produire la langue et de nouvelles représentations. C'est effectivement une variété haute de la langue, écrite et normée, qui est diffusée dans les écoles. Les professeurs de kurde prennent, dès 1984, la décision d'utiliser un alphabet unique, l'alphabet latin fondé par la revue Hawar34. En 1987, Reso Zîlan signale la préparation d'un ouvrage collectif rassemblant la terminologie devant être utilisée en classe35. Si, aujourd'hui, en Suède ou en Turquie, les discussions, relatives à la terminologie, sont encore en cours, certaines décisions sont prises, en particulier au sein des écoles : sélection des termes éducatifs et scolaires, des noms de mois (qui connaissent une grande variation en kurde), etc. La norme est inévitablement transmise aux élèves et les classes kurdes constituent une étape importante dans la standardisation : elles permettent, à l'échelle de la Suède, l'élaboration mais 32 Newroz est le premier de l'an des zoroastriens et est célébré en Iran le 21 mars. Cette fête, traditionnellement fêtée par les Kurdes est dotée d'une couleur nationale dès le milieu du 20° siècle. Elle est aujourd'hui célébrée comme la fête nationale.

33 Edité par la Skolverket, Stockholm, 2002. L'Etat suédois contribue à la publication de manuels, selon ces programmes. Ceci se fait soit par l'intermédiaire de l'Agence pour l'immigration (Invandrarförlaget-immigrant instituet) dès 1979 ou par celle de la Skolverket (Direction nationale des établissements scolaires, sous l'autorité du ministère de l'éducation nationale et de la science) qui aide, voire même publie, des livres pour enfants ainsi que quelques manuels. Enfin, un dictionnaire suédois-kurde (dirigé par Reso Zilan, 2001) est publié par la Skolverket, dans la collection Lexin. La décision de créer le projet Lex-in (Lexikon för Invandrare – Dictionnaire pour étrangers) est prise en 1979 par le Skolöverstyrelsen, afin de faire face à l'absence de bons dictionnaires pour l'apprentissage des langues étrangères. Ce projet, mené en collaboration par les organismes d'Etat pour l'immigration, pour le établissements scolaires ainsi qu'avec un nombre important d'universités, promeut le "bilinguisme-actif" chez les immigrés.

34 "Li Stockholmê di xwendegeha Bilind a Mamostetiyê de Besa Kurdî Vebû", Berbang, n°52, 1984, pp. 12-13.

Hawar, revue paraissant dans les années 1930 en Syrie, a publié un des premiers alphabets kurdes en caractère latin.

C'est cet alphabet qui est aujourd'hui utilisé en Turquie.

35 "Mamosteyên Kurd Dîplome girtin", Berbang, 3-87, pp. 8-9.

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aussi la diffusion d'une norme. L'école jette les bases, bien que numériquement limitées, de l'émergence d'un public-lecteur en langue kurde. La forme de la langue change, et avec elle, les représentations.

4. L'école kurde en ligne

Il faut également mentionner, dans le domaine de l'éducation, la création de l'Ecole Kurde en Ligne (Dibîstanê Kurdî), créée par l'enseignant de kurde Haydar Diljen en 2000. Le site dispense des leçons de kurde en ligne. Il a d'ailleurs été principalement conçu pour cela : "Son but premier est de devenir un lieu de dialogue direct entre les professeurs, les élèves et les familles kurdes. Il peut être utilisé par les professeurs kurdes, en classe, avec leurs élèves, par les familles à la maison, par les enfants, seuls, sur leurs ordinateurs, ou bien par les associations kurdes avec leur membres, enfants ou adultes"36. Il séduit la Skolverket qui l'élit "projet pilote" et s'engage à le soutenir ; elle l'accueille sur son propre site Internet. La mairie de la ville de Västerås devient propriétaire de ce projet désormais financé par l'Etat suédois. Ce projet pilote devient le projet central de Tema Modersmål qui inclut 18 autres sites Internet préparés par les professeurs de Langues-Cultures d'origine en Suède. Il a été récompensé par un prix important de l'Union Européenne du fait de son travail pour le développement du multiculturalisme et du plurilinguisme. Avec cette véritable école en ligne, la langue kurde et son enseignement ne sont plus cantonnés à un lieu précis (la Suède), ne sont plus entravés par les limites légales (la loi turque) et par les frontières internationales (comme peut l'être la circulation de l'imprimé). Depuis la Suède, la diaspora peut toucher l'origine.

5. Le professeur contre l'assimilation.

L'ouverture des classes en langue kurde, même virtuelle comme celles de l'école en ligne, est, de plus, hautement symbolique et politique : ces classes sont les lieux de lutte contre l'assimilation menée par "l'ennemi" – entendre l'Etat turc et ses supporters37. L'Europe est perçue comme une

36 "Dibistana Kurdî" in www.modersmal.skolverket.se/nordkurdiska/nk_kurdi.htm

37 S. Ferman "Besa Kurdî Pîroz be", Berbang, 2-1984, p. 3.

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place de résistance ; elle est le lieu du développement et de la conservation de la culture et de la langue kurde menacée38. La figure du "mamoste", du maître d'école, qui apparaît en Suède, devient centrale. Le maître d'école est le guide, la lumière dans les "ténèbres de l'embrigadement kémaliste". Son rôle dans la lutte est essentiel. Ces classes que les Kurdes qualifient d'outils contre l'assimilation turque sont, à leur tour, regardées d'un oeil extrêmement méfiant par l'Etat turc pour qui elles sont très subversives et dangereuses. Les réactions ne se font pas attendre.

Quelques mois après l'ouverture, en 1984, de la crèche kurde à Tensta, le Consul de Turquie, Haluk Özgül écrit, dans le Svenska Dagladet, contre l'ouverture de cette crèche et émet le souhait de la voir fermer rapidement : "Dans la constitution turque, il n'y a qu'une langue et c'est le turc.

Les parents de ces enfants sont originaires de Turquie. Pour cela, il faut qu'ils parlent en turc et qu'ils ne parlent en aucune langue autre que le turc", écrit-il. Le gouvernement turc voit dans l'ouverture de cette crèche, à l'extérieur du territoire turc, une forme de séparatisme39. De près ou de loin, au pays ou à l'extérieur, enseigner le kurde tout en n'enseignant pas l'idéologie officielle est perçu comme un acte de trahison et une menace pour l'intégrité de l'Etat. Celui-ci vise toujours à contrôler ses ressortissants, où qu'ils se trouvent. La diaspora, terre de possibles, est aussi terre de conflits. Si rien ne peut-être fait pour fermer les classes de kurde en Suède, les pressions de l'Etat turc sur certains gouvernements européens, seront, dans d'autres cas, plus fructueuses40.

D. L'essor des activités littéraires

1. L'édition en langue kurde

C'est également les maisons d'éditions de langue kurde qui font leur apparition massive au début des années 1980 en Suède. Les premières maisons importantes41, Deng [La Voix] et Roja Nû [Le

38 Z. Rexnegir conclut ainsi son article "Li Swêdê Perwerde û hindekariya kurdî" : "Il est nécessaire que, dans les pays européens, nous nous libérions de l'assimilation des colonialistes", Berbang, 4-1985, p. 6.

39 Cité dans "Dewleta Tirkiyê Dixwaze Zarokxana Kurdan Bide Girtin", Armanc, janvier février 1985, pp. 12-13.

40 Ainsi les pressions diplomatiques turques afin de faire fermer la télévision en kurde émettant depuis l'Europe, Medya Tv, seront plus fructueuses.

41 Les maisons qualifiées d'importantes le sont soit par leur nombre de titres (plus de 20 voire, pour les plus grosses, plus de 50 soit pour leur rayonnement et influence. Welat, par exemple, n'a que peu publié mais a publié Mehmet Uzun et Hesenê Metê, deux des écrivains kurdes contemporains de Turquie les plus lus. Deng, tenue par M. E.

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nouveau jour] apparaissent en 1980. Çanda Kurdî [Culture kurde] (1981-1992), Jîna Nû [La vie nouvelle] (1984-1999), Haykurd (1987-1994) et Welat [Le pays] (1988-1994) sont les suivantes.

A partir de 1988 s'ouvrent des maisons qui fonctionnent encore aujourd'hui : Apec, Pencînar, Çanda Nûjen [Culture moderne] (rebaptisée Helwest en 1997), Nûdem [La nouvelle ère] (1992).

Après Nûdem, aucune "grande" maison n'est fondée : Pelda (1993) ou Jîndan (1996), fondées par la suite, sont de taille réduite (moins de 10 titres) et ne servent à publier quasiment que les oeuvres de leurs propriétaires. Une des caractéristiques de la plupart de ces maisons, grandes ou petites, c'est qu'elles sont assez étroitement liées aux partis ou associations politiques (bien que les titres politiques soient peu nombreux). Firat Cewerî lance ainsi Nûdem, une revue littéraire et artistique, suivie des éditions du même nom, avec cette idée centrale : l'éloignement au politique.

Proche du parti politique, l'édition peut être aisément financée. Sans soutien politique, Nûdem connaît péniblement 40 numéros mensuels, un record, selon l'éditeur. Toutefois, en Suède, les maisons d'édition comme les revues, qu'elles soient proches ou non d'un parti politique, peuvent bénéficier de financements publics42.

Une politique culturelle d'aide aux activités artistiques, mise en place en Suède dès les années 1930, est restructurée en 1974. Une résolution du parlement définit les objectifs de la politique culturelle de l'Etat : protection de la liberté d'expression et création d'opportunités pour user de cette liberté ; donner à la population l'opportunité de s'engager dans des activités créatives et promouvoir le contact entre les gens ; contrer les effets négatifs du commercialisme dans le secteur culturel ; promouvoir la décentralisation des activités et des prises de décision dans le secteur culturel ; offrir plus de possibilités pour les groupes désavantagés ; faciliter le renouveau artistique et culturel ; promouvoir les échanges d'expériences et d'idées dans le secteur culturel par delà les frontières linguistiques et culturelles43. C'est dans le contexte de reformulation de la politique culturelle nationale, dès 1974, qu'est créé le Conseil National Suédois pour les Affaires Bozarslan, s'est illustré dans la (re)publication de classiques ou dans celle du folklore, Haykurd dans celle de livres d'apprentissage de la langue, en particulier à destination des enfants, etc.

42 Tayfûn 1998 : 34.

43 Dans le contexte du Programme du Conseil de l'Europe pour "l'évaluation des politiques culturelles nationales", la politique culturelle a été repensée et, en 1996, les objectifs sont sensiblement modifiés. Les objectifs sont reformulés: sauvegarder la liberté d'expression et créer des opportunités pour en user, travailler à la création d'opportunité pour tous de participer à la vie culturelle et engager des activités créatives propres, promouvoir le pluralisme, le renouveau artistique et culturel et la qualité en contrant les effets négatifs du mercantilisme, faire en sorte que la culture puisse devenir une force dynamique indépendante, préserver et utiliser l'héritage culturel, promouvoir l'éducation culturelle et enfin promouvoir les échanges culturels internationaux. Voir www.culturelink.org/culpol/sweden.htlm et www.kulturradet.se

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culturelles (Kulturrådet) qui poursuit les objectifs de la politique culturelle étatique. Outre l'information et la coopération, sa plus grande tache est l'attribution de bourses dans les domaines de la danse, du théâtre, de la musique, de la littérature, des bibliothèques, des revues artistiques, de la muséologie, des expositions, et des arts visuels. Seuls les institutions, les groupes et les organisations peuvent recevoir ces bourses44. C'est, dans notre cas, le domaine de l'édition (périodique ou non) qui profitera de ces aides.

Dans le cadre de cette politique, les éditions en langue kurde, comme en d'autres langues minoritaires, touchent des aides étatiques, ce qui explique aussi leur essor en Suède. Parmi les maisons régulièrement aidées, on trouve Apec, Jîna Nû, Roja Nû, Pencînar, Sara ou Nûdem.

L'enseignement en langue-culture qui prend son essor au début des années 1980 devrait permettre, théoriquement et idéalement, l'émergence d'un public pour le livre, d'un lectorat. Il devrait également créer une demande ; inversement, la publication devrait aussi créer un public.

L'enseignement du kurde dans les écoles suédoises nécessite un certain nombre d'ouvrages "scolaires" et d'outils pédagogiques permettant d'améliorer l'enseignement. C'est ce type d'ouvrage qui semble bénéficier des aides les plus importantes. La publication sert à conserver certaines oeuvres, à diffuser la langue et la littérature kurde en Suède. Toutefois, ce n'est pas la Suède qui est pensée comme le destinataire principal de ces projets mais l'origine, le Kurdistan.

Les travaux en matière linguistique en Suède doivent profiter à la population au pays. Un exemple des plus forts est le dernier projet de l'agence gouvernementale, liée au Ministère des Affaires étrangères, SIDA (Swedish International Development Cooperation Agency)45. Cette agence a financé plusieurs projets dans la diaspora kurde. Le dernier projet en date concerne la publication et la diffusion de livres pour enfants. La fondation kurde de Stockholm a préparé une vingtaine de livres pour enfants ; ils ont été imprimés par l'Institut Kurde d'Istanbul puis diffusés gratuitement par la mairie de Diyarbakir, en collaboration avec l'Institut, lors du festival des enfants organisé par la ville en mai 2004. Ceci met clairement en évidence le rôle de la diaspora dans la préservation et la diffusion de la langue.

44 www.kulturradet.se

45 Cette agence est responsable de la plupart des contributions suédoises dans le domaine de coopération internationale au développement. Le but de l'agence est d'oeuvrer à l'amélioration des niveaux de vie des gens pauvres et, à long terme, d'éradiquer la pauvreté. Voir www.sida.se

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2. Aides à l'écriture L'Etat suédois fournit également des aides à l'écriture et à l'écrivain. Elles proviennent essentiellement du Fond Suédois des Auteurs (Sveriges Förtfattarfond). L'aide principale (35 % du budget 2004 du Fond) est calculée sur les emprunts en bibliothèque : une compensation est payée aux auteurs (ou traducteurs) en fonction des emprunts de livres écrits en suédois, traduit en suédois, ou écrit par des auteurs résidant de manière permanente en Suède. Les auteurs sont ainsi rémunérés mais tous ne peuvent pas en profiter : la rémunération dépend du nombre d'emprunts et l'auteur n'est payé qu'à partir de 2000 emprunts. Outre cette rémunération, il existe une "rémunération garantie", dont la somme est supérieure à la somme maximale que le fond peut débourser pour la rémunération sur les emprunts ; elle est versée à des personnes dont le travail est de qualité et qui veulent exercer les métiers d'auteur, de traducteur ou d'illustrateur comme activité principale. L'argent restant constitue la "partie libre du fond". C'est en quelque sorte, un "fond de solidarité". Cette partie libre est utilisée à différentes fins. Les principales aides sont les suivantes : des bourses sont attribuées aux auteurs de livres se trouvant dans les bibliothèques scolaires et publiques. Elles peuvent être demandées pour un temps court, afin de financer des voyages nécessaires au travail littéraire ; pour une période de un et deux ans afin que les auteurs puissent se consacrer à leur travail ; ou enfin une période de 5 et 10 ans. Des retraites peuvent également être versées à des auteurs qui ont déjà une petite retraite nationale et dont la production est satisfaisante (d'un point de vue qualitatif et quantitatif). On attribue également des aides pour des auteurs en difficulté financière, ou des prix46. Les auteurs n'écrivant pas en Suédois peuvent bénéficier de ces aides. Il n'y a pas de comité spécial pour les langues autres que le suédois mais des lecteurs (choisis sur recommandation et que le Fond essaye de varier autant que possible) donnent leurs avis sur les ouvrages présentés. Le fond décide par la suite d’attribuer ou non une aide. Un nombre important d'auteurs kurdes ont bénéficié et bénéficie encore actuellement des aides issues de la "partie libre du fond"47. Ces ressources permettent à l'auteur de se consacrer à son travail d'écriture ou de recherche sans toujours avoir besoin de mener une activité professionnelle alimentaire. Ainsi, ce sera en Suède que vont se développer des activités proprement littéraires en langue kurde et que les fondations d'un champ littéraire en kurde sont jetées.

46 www.svff.se

47 Voir Tayfun : 25 (pour les aides perçues entre 1978 et 1997).

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E. La mémoire papier : archivage et bibliothèques Le rôle de conservatrice que joue la diaspora s'exprime enfin dans ses travaux d'archivage. Le premier consiste à mettre par écrit les traditions orales qui, dans le processus de "turcisation" et "d'assimilation", pourraient être oubliées. L'archivage ainsi est d'abord celui qui concerne la collecte et la conservation (grâce à la publication) de ces traditions orales. Cette forme de mise en mémoire, destinée à l'alimentation de la mémoire collective du groupe, se rencontre partout, en Turquie comme en exil. Mais, il a pris une ampleur considérable en Suède où, en particulier, deux maisons s'illustrent dans le passage à l'écrit et dans la conservation, des traditions orales : Deng et Pencinar ne publient quasiment exclusivement que les contes, proverbes, épopées, etc.

L'archivage concerne ensuite tous types de documents publiés. Le livre menaça longtemps l'Etat turc, c'est du moins ainsi qu'il fut perçu, et pour cette raison qu'il fut ardemment contrôlé, pourchassé48. En Turquie, jusque dans les années 1990, certains ouvrages de bibliothèques privées finissaient dans le poêle en hiver, enfouis dans les jardins où ils étaient rongés par l'humidité en été. En Turquie, rares sont les personnes et les organisations qui possèdent des archives complètes, intactes : aucune bibliothèque ne demeurait intacte après le passage de la police. C'est à l'extérieur du territoire turc que pouvaient être conservés et archivés tous types de documents. Cet archivage est d'abord le fait de certaines personnes privées en Europe puis celui d'organisations ou d'associations. La première grande bibliothèque qui se constitue est celle de l'Institut Kurde de Paris, fondé en 1983. En 1996, est ouverte, en tant qu'institution indépendante49, la bibliothèque Kurde (Kitêbxaneya Kurdî) à Stockholm. Elle est inaugurée en février 1996 avec le support financier de la Fondation de la culture du futur, du gouvernement suédois et de la ville de Stockholm50. Le projet fut monté à l'initiative de Nedim Dagdeviren qui, afin de recevoir des fonds, avait du monter sa compagnie, le Kurdish Publishing Center (1995).

La bibliothèque reçoit également des aides de l'organisme SIDA51. Les buts de la bibliothèque sont de "collecter, préserver et diffuser la littérature kurde, de la placer à la disposition de tous".

48 Le film Vizontele Tuuba (Yilmaz Erdogan, Turquie, 2004) qui traite, de manière humoristique, du coup d'Etat de 1980 montre une scène caractéristique : la bibliothèque de la petite ville d'Hakkari, si difficilement mise en place et achalandée est la première visée et dévastée dans la nuit du 11 au 12 septembre 1980.

49 Elle deviendra "fondation" en 1999.

50 Certains projets internes à la bibliothèque sont subventionnés par la Ville de Stockholm, the General Library Association of Sweden, et l'Institut suédois. Voir www.kurdishlibrary.org. Sur cette bibliothèque et les aides qu'elle eut recevoir, voir Tayfun 1998 : 55.

51 Tayfun 1998 : 35.

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La collection de la bibliothèque est composée de tout matériel imprimé traitant des Kurdes et du Kurdistan.

Un projet de conservation et d'archivage est également mené, à une échelle internationale, par Goran Candan, responsable de SARA Distribution. Sara fut fondée en 1987 en tant que maison d'édition et agence de distribution. Elle n'a publié que quelques livres, à ses débuts. Mais ses activités se prolongent jusqu'à aujourd'hui et sont partiellement financées par le gouvernement suédois. Sara s'est essentiellement tournée vers la collecte et la distribution. En tant que distributeur, Sara possède un magasin et une boutique, riches de 40 000 titres. Cette boutique serait la plus ancienne d'Europe52. Sara reçoit des aides publiques, tout au long des années 1990, qui doivent financer ses projets de distribution53. La boutique est aussi une boutique d'informatique, ce qui permet des rentrées d'argent autrement plus considérables que celles offertes pas le livre. Sara collecte tous les livres qui sont publiés sur les Kurdes et/ou en kurde.Elle est en contact avec les maisons d'éditions kurdes en Suède, en Irak, en Iran. L'envoi de livres peut passer soit par les agences de diffusion en Irak, au Liban, en Australie ou en Allemagne soit directement par les écrivains. Ainsi, sa boutique de Stockholm, centralisant toutes sortes de publications, venues du monde entier, se trouve au centre de la communauté linguistico-littéraire kurde. Après avoir centralisé ces livres, Sara les diffuse dans le monde entier. Les personnes privées, si elles peuvent se permettre des frais de ports très élevés, peuvent s'achalander en livres chez Sara. Mais la plus grande fierté de Goran, c'est la constitution de domaines kurdes dans les plus grandes bibliothèques du monde. Il est en effet le fournisseur de la bibliothèque de l'Université de Californie, de la British Library, de la New York Public Library, de la Bibliothèque du Congrès et de la Bibliothèque Internationale de Stockholm54. Il fait ce travail depuis 16 ans et a permit l'archivage de milliers de livres et de revues dans ces bibliothèques.Depuis quelques années, Sara distribue également vers les bibliothèques d'Alexandrie et de Egypt, Biblioteki Kypriaki et de Chypre. Il est également en contact avec la Bibliothèque kurde de Brooklyn à New York. Le dernier projet de Goran est de créer une section en langue kurde dans la United Nations' Dag Hammarskjöld Library. La bibliothèque n'archive qu'en cinq langues (allemand, français, italien, espagnol et anglais). L'acceptation d'une section en kurde dans cette bibliothèque serait un véritable succès, pour la personne même de Goran Candan comme pour les Kurdes. Sara se52 www.saradistribution.com53 Selon Tayfun (1998 : 30), Sara touche régulièrement des aides publiques.

54 Azadiya Welat, 6-12 juillet 2002.

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présente alors comme un "sanctuaire suédois pour la littérature kurde, loin de l'oppression et de la prohibition turque", comme une "portion de territoire suédois, libéré pour la littérature kurde"55. Loin de l'oppression, le livre, la langue et la littérature kurde peuvent être conservés mais aussi se développer.

Conclusion

En Suède, une immigration kurde fortement politisée et des politiques étatiques tout à fait exceptionnelles en matière d'immigration et de culture se sont conjuguées : la communauté kurde y fut ainsi très active en matière linguistique et littéraire. L'activité de cette communauté a permis, dans ce territoire refuge, une conservation relativement élaborée de la langue kurde ; elle a également favorisée l'évolution de cette langue vers une variété haute (écrite, normée, littéraire) et créé les conditions d'émergence d'un public-lecteur. Ces activités ont, en général, été menées dans l'optique de la préservation linguistique et de la construction identitaire. En outre, ce n'est jamais refermée sur elle-même qu'agit cette communauté, mais toujours en relation avec l'origine.

Son activité est fondamentalement destinée à l'origine ainsi qu'à la grande communauté kurdophone qui y est toujours liée. En ceci, cette communauté kurde en Suède est une véritable diaspora. Pourtant, l'amélioration de la situation politique en Turquie menace le rôle de cette diaspora en matière linguistique. En effet, si la seconde génération, celle des enfants de migrants, est en général fortement impliquée dans la "cause kurde", elle l'est peu en langue kurde : les jeunes kurdes vivant en Suède deviennent rarement écrivains ou éditeurs. C'est au pays que la nouvelle génération d'écrivain ou d'éditeur apparaît. C'est au pays que s'ouvrent depuis quelques mois des classes de langue kurde. Avec plus de permissivité et de tolérance en Turquie, la diaspora linguistique va-t-elle disparaître ou devra-t-elle repenser ses fonctions ? A moins peutêtre que la place de la langue dans ses activités ne soit, elle, repensée ?

55

www.saradistribution.com

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